Ethos et texte littéraire. Vers une problématique de la voix (2024)

1La faveur actuelle du concept d’ethos est caractéristique des mouvements successifs (et du mouvement général) de retour de la rhétorique dans le champ des sciences du langage, dont on peut suivre sans peine les traces ces trois dernières décennies. L’ethos relu, repensé, et diversem*nt adapté, a une origine avérée, la Rhétorique d’Aristote et ses citations obligées,1 socle théorique faisant autorité et morceaux d’anthologie qu’on retrouve dans les différents ouvrages qui abordent la question. Un excellent volume collectif Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos2 (Amossy, 1999) fait le point et développe des exemplifications. Un des contributeurs de cet ouvrage, spécialiste de l’analyse de discours et un des premiers à avoir retravaillé ce concept, Dominique Maingueneau, propose une théorie «étendue» de l’ethos3 constitutive d’une pragmatique textuelle dans laquelle je me situe et ouverte à des articulations encore à peine amorcées en ce qui me concerne avec des théories de la voix et du rythme.

2Après avoir circonscrit, sur la base de quelques couples d’oppositions, l’espace théorique qui m’intéresse, je tenterai, dans un second temps, à partir du dispositif conceptuel de Maingueneau, une relecture d’un récit que j’ai déjà appréhendé sous d’autres approches, W ou le souvenir d’enfance de G. Perec.4

3L’emploi du mot grec ethos (qui évite d’orienter la notion vers une traduction réductrice et qui signale la tradition antique originelle) ne suppose pas évidemment que l’acception en soit unifiée, ni que ce soit le seul signe d’émergence de la problématique. Autrement dit, comme c’est le plus souvent le cas en sciences humaines, d’une part le mot oriente vers un faisceau d’interprétations et d’exploitation différentes, d’autre part on constate une présence «clandestine» de l’ethos qui ne dit pas son nom. La recherche des traces de l’ethos et la mise au jour des relations entre divers champs disciplinaires (rhétorique, pragmatique, analyse de discours, sociologie) qu’elle entraîne dans la synthèse de R. Amossy, s’inscrit dans l’analyse plus générale de «la façon dont les sciences du langage reprennent la rhétorique mais aussi parfois s’en déprennent» (Amossy, 1999:10). C’est à la pragmatique que s’articule le plus visiblement l’ethos, et sa réappropriation par les sciences du langage passe par la revalorisation d’une rhétorique non restreinte qui fait toute sa place à l’argumentation, notamment dans les travaux de Perelman. Amossy (1999) et Adam (1999 b) montrent que l’ethos a également sa place dans la polyphonie énonciative de Ducrot, avec une théorie de l’argumentation dans la langue différente de celle de la rhétorique classique. Ce qui est en jeu avec l’ethos, c’est l’importance de la représentation de soi et de l’autre dans l’interlocution.5 La linguistique de l’énonciation, impulsée notamment par Benveniste, et la pragmatique linguistique, ne sont pas seules concernées puisque, au confluent de la pragmatique et de la psychosociologie, les interactions sociales analysées notamment par Goffman prennent largement en compte la négociation liée aux images des interlocuteurs. Amossy montre également les enjeux d’un débat entre conception essentiellement discursive de l’ethos dans le champ de l’analyse de discours et conception institutionnelle dans celui de la sociologie de Bourdieu.6 Je ne fais ici que reprendre, sans vouloir longuement la citer, quelques jalons de sa description historique et épistémologique, claire et bien informée.

4Si «l’efficacité de la parole est liée à l’autorité de l’orateur»7 (Amossy, 1999:127), cette autorité peut être fondée sur différentes données. On peut penser que l’ethos (le caractère, les qualités, la valeur morale, l’adéquation entre parleur, discours et circonstances: les traductions laissent plus ou moins ouvertes les interprétations) repose pour une part sur un savoir préalable des interlocuteurs sur la vie, le caractère, les actions du locuteur, et que ce savoir préalable confère ou non du poids au discours, conditionne la réception. C’est une donnée d’évidence mais il semble qu’Aristote mette en relief un autre type d’ethos construit non en dehors du logos mais dans et par le logos: «Il faut que cette confiance [inspirée par l’orateur] soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur» (Aristote cité par Maingueneau, 1999: 77).8

5Amossy (1999:128) oppose l’ethos des pragmaticiens qui est «construction purement langagière» à l’ethos des sociologues déterminé par la «position institutionnelle». Plutôt que de vouloir circonscrire l’ethos à l’une ou l’autre de ces catégories, on préférera

établir une première distinction entre ethos discursif et ethos prédiscursif [ou préalable]. Seul le premier correspond à la définition d’Aristote (Maingueneau, 1999: 78)

6L’influence des deux ethos peut se combiner dans les situations concrètes et avoir un degré de pertinence variable selon les types de locuteurs et les genres discursifs considérés

Si l’ethos est crucialement lié à l’acte d’énonciation, on ne peut cependant ignorer que le public se construit aussi des représentations de l’ethos de l’énonciateur avant même qu’il ne parle (ibid.).

7Les hommes politiques, même s’ils ne versent pas dans le cabotinisme, mais aussi un grand nombre de créateurs (artistes et écrivains), sont des hommes publics, dont la presse écrite radiophonique et télévisuelle construit des images. Mais précisément ces images sont toujours produites et prises dans un circuit médiatique, c’est-à-dire discursif (au sens large et non strictement verbal). En prenant en compte cet aspect de nos sociétés, l’ethos prédiscursif tendrait à être absorbé par le discursif, ou encore on aurait affaire à des couches successives de discursif.

8Mais à l’intérieur de la construction par le discours lui-même, de l’ethos discursif, d’autres affinements interviennent, engageant la conception du verbal (linguistique et paralinguistique) et de l’énonciation (importance de la réflexivité, opposition dire/dit par exemple)

la rhétorique antique entendait par ethè les propriétés que se confère implicitement les orateurs à travers leur manières de dire: non pas ce qu’il disent explicitement sur eux-mêmes mais la personnalité qu’ils montrent à travers leur façon de s’exprimer (Maingueneau, 1993:137).

9L’opposition entre dire et montrer est ici fondamentale. Maingueneau insiste sur le fait que l’ethos n’est pas attaché au sujet réel mais au sujet dans l’exercice de la parole.

10Ducrot (1984), qui est considéré comme une référence fondamentale, sinon fondatrice dans son appréhension de l’ethos, se place dans le cadre d’une théorie linguistique générale,9 celle de la polyphonie; il reprend la définition aristotélicienne pour renforcer sa propre distinction entre niveaux de responsabilité énonciative (sujet parlant-être du monde/ locuteur/ énonciateur) qui sont chacun dotés d’un ethos. Dans la lignée de cette théorie polyphonique de l’énonciation de Ducrot, Adam (1999:114)10 distingue un niveau extradiscursif du sujet dans le monde et un niveau discursif, celui du locuteur ou «sujet engagé dans l’interaction verbale». Mais à ce niveau discursif, il différencie encore ce qui dans le discours renvoie explicitement au «sujet dans le monde» (ex. moi je, je soussigné) et ce qui renvoie implicitement au locuteur (lexique évaluatif, syntaxe, intonation, etc.).

11Dans le domaine du texte écrit ou du texte littéraire, l’opposition entre ethos discursif et prédiscursif n’est pas sans relation avec les incidences de la biographie notamment pour les genres relevant de «l’écriture de soi». Mais de manière beaucoup plus déterminante, intervient comme préalable ou non, la connaissance des autres textes d’un même auteur par exemple.

12La problématique de l’ethos telle que développée dans ces dernières années n’est pas circonscrite au champ du déploiement oratoire, de la parole persuasive, ni même des écrits dominés par l’argumentation. Mais son «exportation» dans le domaine littéraire (sans qu’il soit vu pour autant comme une spécificité du discours littéraire) va de pair avec une mise en perspective (par exemple Maingueneau, 1999) qui opère une distinction entre les genres discursifs qui sollicitent l’adhésion - ex. publicité, littérature- et les genres discursifs fonctionnels - ex. formulaires administratifs.

13Dans l’optique d’analyse sémio-linguistique des discours-textes qui est la mienne, je rappelle deux réflexions qui interviennent très tôt, avancent à la fois explicitement le mot ethos et des éléments d’élaboration théorique applicable au champ littéraire.

14Ce n’est pas dans le cadre de l’argumentation mais dans celui la poétique que le Groupe Mu situe la typologie de sa Rhétorique générale (1970) puisqu’il vise une appréhension de la littérarité qui passe par les transformations du langage. Cette entreprise apparaît à bien des égards comme néo-structurale (cf. Ricoeur, 1975). Mais dans un chapitre qui fait suite à l’étude des différentes catégories de métaboles, cependant, les auteurs déclarent vouloir prendre en compte la dimension extralinguistique et esthétique des œuvres en même temps que la globalité du texte qui ne saurait s’appréhender comme somme de procédés. Dans le souci de faire place aux notions d’«effet» et de «valeur», ils utilisent «le nom ethos couramment employé dans la terminologie esthétique moderne» mais en l’assimilant à ce qu’Aristote nomme le pathos dans sa Poétique.11 L’ethos est donc défini

comme un état affectif suscité chez le récepteur par un message particulier et dont la qualité spécifique varie en fonction d’un certain nombre de paramètres [ parmi lesquels [...] le ] destinataire lui-même. La valeur attachée à un texte [...] est une réponse du lecteur ou de l’auditeur(Groupe Mu, 1970:147)

15La notion n’est pas en rupture avec l’analyse et le classem*nt des métaboles, mais elle les prolonge car «l’ethos impression subjective, est toujours motivé[...] par un donné objectif» (ibid.).

16La notion d’ethos constitue donc pour le Groupe Mu une prise en compte de la réception et ouvre le texte en direction des conditions de production du discours:

l’ethos autonome12 [c’est-à-dire spécifique à une figure dans un contexte donné] dépend non seulement de mécanismes structuraux, mais encore de données psychologiques et sociologiques [...] la valeur attachée à un fait littéraire est aussi fonction de l’individu lui-même intégré à un contexte socio-culturel (: 152).

17On n’est pas très éloigné de Maingueneau (1993) qui voit dans l’ethos «un articulateur d’une grande polyvalence entre le monde représenté et l’énonciation qui le porte» (: 143) et propose dans son ouvrage de penser le «fait littéraire» comme «acte de communication dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables» (: VI). L’ethos se trouve ainsi à la jonction du discours et du texte.

18Même si dans les autres analyses, l’ethos est associé au producteur du message (pour employer des termes qui sentent un peu leur schéma mécaniste) plutôt qu’au récepteur, le Groupe Mu n’est donc pas à marginaliser, puisque tout discours est forcément dirigé vers un autre (fût-ce le discours intérieur, on le sait depuis Bakhtine), les représentations et les tonalités liées à l’ethos sont prises dans une circulation complexe d’énoncés, dans un jeu de miroirs et d’interdiscours. L’ethos oratoire lui-même est bien orienté vers l’auditoire; selon Aristote

la conviction [...] vient de la confiance que l’auditoire est amené à accorder à l’orateur au vu des qualités personnelles qui émanent de son discours (Adam, 1999: 110).13

19Maingueneau théoricien et praticien de l’analyse de discours, pionnier de la réflexion sur l’ethos cette dernière décennie, n’envisage pas une adaptation de la notion d’ethos en fonction des objets littéraires mais la situe dans une conception d’ensemble de l’activité verbale:

On se heurte [...] à une difficulté. L’éthos ayant été conceptualisé pour analyser les discours des orateurs on est en droit de se demander s’il est valide pour les textes écrits. En fait la problématique de l’éthos ne se laisse pas enfermer dans cette alternative. Loin de réserver l’éthos aux poèmes récités ou à l’éloquence judiciaire, on doit admettre que tout genre de discours écrit doit gérer son rapport à une vocalité fondamentale.14 Le texte est toujours rapporté à quelqu’un, une origine énonciative, une voix qui atteste ce qui est dit. Prendre en compte l’éthos d’une œuvre n’implique pas [...] que l’on considère l’écrit comme la trace, le pâle reflet d’une oralité première (1993:139).

20L’originalité du travail de Maingueneau consiste à donner, même à l’écrit une très grande importance à l’actio(n) rhétorique, c’est-à-dire à la mise en voix et en geste, au dispositif paraverbal de la schématisation et à envisager sa présence dans le ton des textes oraux comme écrits (Adam, 1999: 113).

21Tout en saluant l’intérêt de cette orientation, Adam l’indique comme un seuil qu’il ne franchit pas, comme une «version étendue» du concept d’ethos par rapport à laquelle il préfère rester en retrait. Dans la première mention connue de moi (1993) du concept d’ethos par Maingueneau, celui-ci prend bien soin d’intituler une section du chapitre concerné «Au-delà de l’ethos rhétorique».

22Le concept d’ethos se comprend dans une tentative pour prendre en compte «le caractère radicalement énonciatif de la textualité» (1993: VI) et pour articuler textualité et contexte(s) institutionnels, biographique, socio-discursif...; il s’intègre lui-même à un ensemble de concepts (scénographie, incorporation, vocalité) appréhendant la situation d’énonciation spécifique de l’œuvre littéraire. Cette situation qui n’est réductible ni aux circonstances de sa production ou de sa publication, ni aux représentations fictionnelles qu’elle en donne mais qui, foncièrement double, «condition» et «produit» dans l’œuvre et «hors» de l’œuvre, est à la fois «présupposée» et validée par l’œuvre. La scénographie désigne ce processus en boucle qui vise «l’inscription légitimante d’un texte stabilisé» (1993:122) en définissant le statut de l’énonciateur et du co-énonciateur, un lieu et un moment «d’où prétend surgir le discours» (1993:123 et 1999:85). C’est le dernier volet de la scène d’énonciation triple décrite plus précisément par Maingueneau en 1999:

La scène englobante correspond au type de discours [...] littéraire, religieux, philosophique... La scène générique est celle du contrat associé à un genre [...] l’éditorial, le sermon [...]. Quant à la scénographie, elle n’est pas imposée par le genre, elle est construite par le texte lui-même: un sermon peut être énoncé à travers une scénographie professorale, prophétique... (1999: 83).

23Les genres du discours se départagent par rapport à la complexité de leur scène énonciative avec pour points extrêmes ceux qui s’en tiennent à leur scène générique (ex. annuaire téléphonique) et ceux qui exigent le choix d’une scénographie (ex. genres publicitaires). La scénographie est donc une sorte d’initiative textuelle qui réinterprète les genres discursifs dans un mouvement d’inscription et de promotion réciproque du texte et de sa scène énonciative.

24L’ethos correspond à la dimension de la scénographie qui articule corps et texte, celle «où la voix de l’énonciateur s’associe à une certaine détermination du corps» (1993:138), suscite un imaginaire du corps de l’énonciateur chez le co-énonciateur. En effet «la manière de dire renvoie à une manière d’être, à l’imaginaire d’un vécu» (1993:146).

25De même que la scénographie s’élabore sur fond d’inter-discours, l’ethos qui confère, sur la base d’indices textuels et paratextuels à la représentation de l’énonciateur (ou garant) «caractère et corporalité» s’appuie «sur un ensemble diffus» de «stéréotypes culturels» «valorisés ou dévalorisés» (1999: 79). La lecture élabore à partir du texte une représentation du corps fantasmatique (physique, social, idéal...) de l’énonciateur.

26L’ethos ou plutôt la manière dont l’ethos va être appréhendé et (co)construit engendre ainsi un processus d’«incorporation» que Maingueneau fait «jouer [...] sur trois registres indissociables» (1999: 80):la corporalité conférée au garant, l’assimilation par le co-énonciateur de «schèmes» sur la relation du corps au monde, la constitution (et la participation) au «corps» de la «communauté imaginaire de ceux qui adhèrent à un même discours» (1999: 80).

27Le cadre conceptuel de Maingueneau est extrêmement stimulant et les exemples, littéraires et non littéraires (en 1999), qui viennent illustrer son propos très clairs. Mais on peut considérer que certains termes, sans faire double emploi, n’ont pas une valeur distinctive ou explicative très forte par rapport à d’autres. Ainsi du garant et de l’énonciateur, le garant étant la représentation de l’énonciateur ou de la source énonciative construite par le co-énonciateur, sans que ni l’un ni l’autre se confondent avec l’auteur évidemment. Ainsi de vocalité et tonalité qui ne sont pas dans un rapport d’étanchéité et ont une valeur surtout métaphorique.

28Une impasse à éviter est celle de l’instrumentalisation en considérant par exemple qu’il y a des signaux spécialisés de l’ethos, des indicateurs qui lui seraient affectés de façon stable. Ce n’est pas une classification, un détecteur d’ethos qui peut rendre compte du dynamisme de celui-ci, et ce n’est pas une raison non plus pour que l’analyse esquive la matérialité du texte et ses structurations multiples.15

29Je vois deux intérêts principaux à la théorie de l’ethos de Maingueneau. Il inscrit très fermement les textes (et parmi eux les oeuvres) dans la discursivité, en définissant le discours comme

un événement inscrit dans une configuration socio-historique et l’on ne peut dissocier l’organisation de ses contenus et le mode de légimitation de sa scène de parole ( 1999: 81);

30- l’attention qu’il porte à la source énonciative, à la situation d’énonciation, ne se rabat absolument pas sur un socio-biographisme plus ou moins anecdotique qui ne saurait à quels avatars de Sainte-Beuve se vouer, et ne se ramène pas à une histoire ou à une sociologie de la littérature coupée des textes. Maingueneau fait de l’ethos un concept-pont entre contexte(s) et texte sans que celui-ci cesse d’être foyer d’investigation privilégié.

31- D’autre part la question de la voix qui associe (voire unifie) des aspects fondamentaux mais différents des textes (responsabilité énonciative et facture syntaxico-rythmique pour synthétiser à gros traits) introduit la question du corps avec tous les engagements sensibles, fantasmatiques et culturels (cf. la stéréotypie) que cela mobilise. Sans se situer vraiment sur le terrain de l’esthétique semble-t-il, il appréhende la dimension à la fois pragmatique et esthétique du texte en tant qu’expérience sensible.

32C’est Maingueneau lui-même qui dans une note signale la rencontre avec la poétique de Meschonnic et sa théorie du rythme-discours comme critique du signe. J’y ajoute ces deux citations assez longues qui éclairent avec force la problématique du sujet:

Si le rythme est regardé comme l’organisation d’un mouvement de la parole, il impose et entraîne une réflexion spécifique sur l’énonciateur de cette parole, le sujet de cette parole (Dessons- Meschonnic, 1998, p. 28).

Subjectivation du discours désigne l’effet de ce qui apparaît dans un texte quand on y considère le fonctionnement du rythme comme la matière d’une sémantique spécifique, d’une activité qui n’est pas celle de la désignation du sens mais la constitution de séries rythmiques et prosodiques. Le sujet, dans un texte, tout en étant un sujet de langage, ne peut pas être le sujet de l’énonciation dans le discours au sens de Benveniste parce que ce sujet est un sujet linguistique. On a déjà dit qu’il ne pouvait pas s’agir du sujet freudien - pour la bonne raison qu’il ne suffit pas à faire qu’un texte soit littéraire ou poétique. Le sujet freudien est un sujet anthropologique, ou psychologique (selon la «psychologie des profondeurs»). Nous sommes tous des sujets freudiens. Il ne s’agit pas davantage du sujet philosophique, conscient-unitaire-volontaire. Ni du sujet de la connaissance. Ni du sujet du droit. Ni de l’individu qui prend la parole. Il faut donc postuler un sujet spécifique, sujet du poème, sujet de l’art. Ce sujet, sujet de l’écriture, produit un effet spécifique sur le sujet de la lecture. Tout ce que fait son discours constitue de part en part la subjectivation de son discours: à la limite tout ce qui est dans ce discours porte la marque reconnaissable de ce sujet. (ibid. p. 43-44).

33Un essai récent de l’écrivain et universitaire Jean-Paul Goux, La fabrique du continu (1999) en interrogeant la «voix» de la prose (notamment romanesque) articule également ces deux questions du rythmeet de l’origine énonciative que la tradition critique et sémiotique n’a guère rapprochées. A partir de ces quelques jalons bibliographiques, la problématique de la voix à laquelle me mène en fin de compte la question de l’ethos reste pour moi à construire. Et avec elle celle des appareils descriptifs.

34Maingueneau ménage une place à ce qui se passe dans l’intime de la lecture et vient éclairer ses enjeux:

le co-énonciateur d’une œuvre littéraire ne fait pas qu’y déchiffrer des significations, il entre dans une scénographie, il participe d’une sphère où il peut rencontrer un énonciateur garant du monde représenté (1993:154)

la lecture fait ainsi émerger une origine énonciative, une instance subjective incarnée qui joue le rôle de garant (1999: 79).

35C’est en termes de rencontre que l’ethos se redéfinit, comme représentation d’une identité textuelle liée à une (des) origine(s) énonciative(s). La relation singulière qui s’établit non à un sujet de l’écriture plus ou moins objectivable, mais à son origine imaginairement recomposée, est une suggestion très riche de Maingueneau.

36Si on quitte le cadre limitatif, - et qui n’est pas le parangon de toute communication -, de l’échange verbal en présence, la perspective de l’interlocution n’en demeure pas moins essentielle. Elle fait l’objet dans les «genres du discours seconds»(Bakhtine) et les textes littéraires en particulier, d’une représentation complexe et régulatrice, plus ou moins fortement fictionnalisée. La lecture opère comme médiation-construction.

37Appréhender le texte essentiellement à travers ses dispositifs énonciatifs, à travers son potentiel de transformation émotionnel et idéologique, à travers la circulation interdiscursive qui l’anime et la figuration de ses instances, à travers les parcours interprétatifs qu’il propose, impose, programme, suggère, à travers les simulacres des identités et des échanges et le carrousel des sujets en devenir, à travers les redéfinitions et altérations sémantiques liées aux interrelations langue-texte-contexte. Voilà ce qui m’importe et que j’appelle «pragmatique textuelle»,16 mais à partir du texte et en le quittant le moins possible, à condition que l’analyse se centre sur les structurations plurielles et leurs possibles interprétatifs, qu’elle s’origine dans le texte et y retourne.

38L’ethos est dès lors une composante essentielle de la médiation de soi à soi et à ses autres que mettent en œuvre(s) les textes littéraires.

39La recomposition conceptuelle qu’est susceptible d’impulser cette perspective me paraît pouvoir s’articuler avec profit à une théorie et une praxis du texte littéraire, la démarche sémio-linguistique différentielle de Jean Peytard qui propose d’interroger la production du sens aux «points de fracture dans les discours ou entre les discours» (1992, 148), de détecter les «lieux de variance» pour élaborer dans un parcours tabulaire et par «enchaînements et nouages d’hypothèses» le «pointillage sémiotique» d’une «lecture-analyse» (1999: 358).

40La métaphore-concept privilégiée des «entailles», «lieux et moments où les déchirures affectent le tissu textuel» (ibid.), «points où se manifestent des différences» (1992:149)17 suppose en effet l’invention de parcours de lecture multiples, la rencontre, toujours nouvelle et toujours textuellement fondée, de l’activité scripturale et de l’activité lectorale. Jean Peytard insiste sur le fait que les entailles dont le repérage se fonde sur la dimension sensible et signifiante du texte, sur le jeu des surfaces textuelles, sont à construire en réseaux par la lecture.

41La quatrième de couverture autographe de W ou le souvenir d’enfance dit une structure d’alternance et d’hétérogénéité, une cassure à l’origine de l’écriture, et un mouvement d’entrecroisem*nt entre deux «scènes génériques»

Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés; il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si [...] de leur rencontre seule [...] pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection.

L’un des ces textes appartient tout entier à l’imaginaire: c’est un roman d’aventures, la reconstitution arbitraire mais minutieuse d’un fantasme olympique. L’autre texte est une autobiographie: le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, faits de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes maigres. Le récit d’aventures a quelque chose de grandiose, ou peut-être de suspect. Car il commence par raconter une histoire et, d’un seul coup, se lance dans une autre: dans cette rupture, cette cassure qui suspend le récit autour d’on ne sait quelle attente, se trouve le lieu initial d’où est sorti ce livre, ces points de suspension18 auxquels se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture.

42L’entaille majeure du textec’est la marque d’un manque, trois points de suspension entre parenthèses dans le tiers supérieur d’une page blanche entre le chapitre XI et le chapitre XII19 qui précède immédiatement l’indication péritextuelle de début de la seconde partie et constitue une des ellipses essentielles du récit.

43Les (...) participent à la structure du livre et la figurent sensiblement. A la fois points de fuite et points de densité du texte, ils coïncident avec ce qui ne peut être «tout à fait dit» ou écrit, la disparition de la mère dans la biographie, mais aussi avec la mémoire trouée, et avec la dialectique de l’écriture comme trace qui dit l’absence sans la résoudre.

44Le syntagme «points de suspension» dont l’ambivalence est exploitée, semble commenter la présence de ces signes typographiques et résonner métaphoriquement: ce sont des points pour signaler ce qui est suspendu, interrompu mais aussi pour permettre (au corps, à la mémoire, à la voix) la prise, le soutien, le tressage.

45En rapport avec la «suspension», le seul souvenir que Perec autobiographe a ou croit avoir de sa mère, celui de leur séparation:

De ma mère le seul souvenir qui me reste est celui du jour où elle m’accompagna à la gare de Lyon d’où avec un convoi de la Croix-Rouge, je partis pour Villard-de-Lans: bien que je n’aie rien de cassé, je porte le bras en écharpe. Ma mère m’achète un Charlot intitulé Charlot parachutiste: sur la couverture illustrés les suspentes du parachute ne sont rien d’autre que les bretelles du pantalon de Charlot (W: 41)

46Plusieurs souvenirs considérés comme des souvenirs-écrans par Perec font intervenir à propos du départ de la gare de Lyon et dans d’autres circonstance des appareillages destinés à soigner ou réparer mais signalant une autre blessure:

ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension 20 désignaient des douleurs nommables et venaient à point justifier des cajoleries dont les raisons réelles n’étaient données qu’à voix basse (W: 77).

parachute, bras en écharpe, bandage herniaire, cela tient de la suspension du soutien, presque de la prothèse. Pour être, besoin d’étai. Seize ans plus tard, 21 en 1958, lorsque les hasards du service militaire ont fait de moi un éphémère parachutiste, je pus lire dans la minute même du saut un texte déchiffré de ce souvenir22: je fus précipité dans le vide; tous les fils furent rompus; je tombai seul et sans soutien. Le parachute s’ouvrit; la corolle se déploya, fragile et sûr suspens avant la chute maîtrisée (W: 76).

47La suspension renvoie à la chute, à l’absence de repères, et à leur inverse, la protection. Le syntagme points de suspension a une double valeur sémantique: il semble partir de l’acception «ponctuation» pour la remotiver et affranchir l’expression de sa seule désignation métalinguistique. Si la disponibilité sémantique et le potentiel d’inversion des signes sont exemplaires de la pratique perecquienne, les points de suspension participent aussi à la fois du dit et du montré, d’un corps-écrit.

48Le corps raconté et représenté du narrateur de l’autobiographie notamment23 est en rapport avec des gestes graphiques (de l’époque de la première élaboration de W 24) et avec l’«écriture non liée»25 du livre de 1975. L’autobiographe évoque

[des] dessins dissociés, disloqués, dont les éléments ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres et [...] entre [...] ma onzième et ma quinzième année, je couvrais des cahiers entiers: personnages que rien ne rattachait au sol qui était censé les supporter, navires dont les voilures ne tenaient pas aux mâts, ni les mâts à la coque [...], véhicules aux mécanismes improbables, avec leurs tuyères déconnectées, leurs filins interrompus, leurs roues tournant dans le vide; les ailes des avions se détachaient du fuselage, les jambes des athlètes étaient séparées des troncs, les bras séparés des torses, les mains n’assuraient aucune prise (W: 93).

49Le récit autobiographique présente comme nettement fabulé un premier souvenir qui pose en déchiffreur le futur écrivain; la «lettre hébraïque» que l’enfant aurait «désigné[e][...] en l’identifiant» et qui «aurait eu la forme d’un carré ouvert à l’angle inférieur gauche» (W: 22-23) est programmatique si l’on considère certaines structures à contraintes d’une œuvre qui fait de la lettre la materia prima par excellence, l’unité privilégiée des élaborations créatrices. 26 Elle est mise en relation avec une autre lettre qui pourrait être «l’initiale de [son] prénom» (W:23) et sa silhouette dessinée rappelle beaucoup, dans l’extra-texte, la signature de Perec.

50La lettre W elle-même est issue d’une «géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure de base et dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles majeurs de l’histoire de [son] enfance», croix gammée, signe SS, étoile juive (W:106).

51Les points de suspension sont l’indice d’un rapport radicalement intime et dynamique de l’énonciateur aux signes et aux lettres suggérant que l’écriture crée un espace pour exister et rend possible une identité.

52Ces points de suspension emblématiques d’une scénographie de la rupture permettent de réfléchir aussi au mode d’incorporation du texte qu’effectue la lecture. Or c’est à une expérience prolongée de la suspension et de l’interruption qu’est soumis le lecteur, à l’inconfort durable d’une fragmentation et d’une discontinuité qui empêche aussi bien de lire les séries ensemble que de les lire séparément, - sans parler de l’énigmatique et impitoyable progression du récit de fiction sur laquelle je reviendrai. Il en résulte notamment un mouvement compensatoire de quête des points de contact, de fabrication quasi obsessionnelle de liens sémantiques.

53Les points de suspension ne sont pas la seule rupture déterminante dans l’aire scripturale. L’alternance de deux séries narratives dans les chapitres successifs est marquée en effet par la typographie. Dans la première partie le premier chapitre et tous les chapitres impairs sont en italiques - et correspondent à la série fictionnelle, on le comprend progressivement et contrastivement -, les chapitres pairs sont en romain. Il n’y a pas d’interruption dans la numérotation des chapitres mais le principe d’alternance connaît une distorsion, en relation directe avec les points de suspension: le dernier chapitre de la première partie (XI) est en italiques, mais le premier de la seconde également.27 La contiguïté des chapitres de fiction accentue la discontinuité entre les deux parties et l’ellipse du récit.

54La série autobiographique en romains est elle-même caractérisée à plusieurs reprises par des ruptures typographiques. Ainsi le premier paragraphe du chapitre VIII mentionne les photos que Perec possède de ses parents et énumère les souvenirs qu’il en conserve. Le paragraphe suivant, séparé par un astérisque, annonce la retranscription de deux textes (dont le premier commence par la description de la photo du père) antérieur de quinze ans: ces deux textes numérotés figurent en gras et comportent des appels de notes; les vingt-six notes qui formulent «les rectifications et les commentaires» contemporains de la rédaction du chapitre sont renvoyées à la fin et occupent plus de volume que les textes eux-mêmes. Ces variations et décrochements typographiques, que l’on trouve aussi au chapitre VI avec des notes qui mettent en doute les souvenirs, entrent en résonance avec les modalisations dont Perec émaille son discours, le soumettant à une visée autocritique qui vient saper au fur et à mesure l’entreprise autobiographique.

55La différenciation typographique des chapitres en italiques et en romains se combine à une hésitation quant à l’identité énonciative des narrateurs. En effet la narration est à la première personne dans les deux cas alors que l’attribution d’un nom propre n’intervient qu’au chapitre V pour la fiction et VI pour l’autobiographie même si on postule bien avant que ces deux «je» ne réfèrent pas au même énonciateur. Pourtant, au fil de la lecture de la première partie, on s’avise que le narrateur de la série fictionnelle, Gaspard Winckler, aux prises avec une quête d’identité et une enquête sur une disparition, et à qui il incombe de témoigner en tant que survivant (cf. W:10) a plus d’un point commun avec Georges Perec. Mais surtout ce sont les textes des deux séries qui présentent des éléments communs non seulement diégétiques mais littéraux.28 Dans la seconde partie, le narrateur n’est plus un personnage identifiable et cette indétermination de l’origine énonciative entraîne la perplexité.

56On peut se demander quel est le «vrai» commencement du texte et conclure comme Ph. Lejeune (1991) qu’il a «deux entrées» caractéristiques du «montage en parallèle». Le premier chapitre instaure certaines relations de cohérence avec le titre:

J’ai longtemps hésité avant d ‘entreprendre le récit de mon voyage à W. Je m’y résous aujourd’hui, poussé par une nécessité impérieuse[...]Longtemps j’ai voulu garder le secret sur ce que j’avais vu [...]. Longtemps je demeurai indécis. Lentement j’oubliais les incertaines péripéties de ce voyage. Mais mes rêves se peuplaient de ces villes fantômes, de ces courses sanglantes dont je croyais encore entendre les mille clameurs, de ces oriflammes déployées que le vent de la mer lacérait. L’incompréhension, l’horreur et la fascination se confondaient dans ces souvenirs sans fond. Longtemps j’ai cherché des traces de mon histoire [...] (W:9-10).

57Le second chapitre commence lui par une assertion qui semble contredire le titre du récit

Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes: j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six; j’ai passé la guerre dans divers pensions de Villard-de Lans [...] (W:13).

58mais quelques lignes plus bas cette assertion est reprise et remise en cause:

«Je n’ai pas de souvenir d’enfance»: je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question [...]une autre histoire la Grande, l’Histoire avec sa grande hache avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps (ibid.).

59L’alternance des séries soumet ainsi le regard, la mémoire, mais aussi l’accommodation stylistique du lecteur à des tensions plus ou moins fortes. Des caractéristiques syntaxiques et rythmiques que je ne détaillerai pas ici 29 différencient les deux séries: la série fictionnelle est marquée par une littérarité rappelant le modèle intertextuel affiché du roman d’aventures du XIXe siècle (emploi du passé simple, ampleur des phrases, anaphores, antéposition de l’adjectif, dramatisation), tandis que la série autobiographique est dominée par la sobriété d’un parti pris descriptif où l’inscription du sujet est manifestée notamment par une narration au passé composé et par une forte modalisation.

60L’articulation de la question de l’origine et de la responsabilité énonciative (et co-énonciative) se lie de façon cruciale à celle de la «tonalité». Le narrateur de la série fictionnelle évoque d’emblée sa position de témoin et annonce qu’il va opter pour «le ton froid et serein de l’ethnologue 30: j’ai visité ce mode englouti et voici ce que j’y ai vu» (W:10). Ce ton n’est pas celui de la première partie où s’impose la subjectivité du personnage narrateur qui s’attache à exprimer sa découverte progressive de la mission que lui confie un responsable d’une association d’assistance aux naufragés afin qu’il tente de retrouver l’enfant dont, déserteur à l’identité d’emprunt, il porte le nom. Victime d’un naufrage ou abandonné par sa mère, l’enfant pourrait se trouver sur l’îlot de la Terre de Feu; ce que ne raconte pas le narrateur et que l’on déduit c’est qu’il ira à la recherche de cet enfant. Mais dans la seconde partie s’il est bien question d’une île dans la Terre de feu, W, il n’est plus fait mention de l’enfant ni de Gaspard Winckler. Le récit se centre sur l’évocation de la société sportive de W, et là non plus, en dépit de passages de description méticuleuse de son organisation, ce n’est pas la neutralité de l’ethnologue, mais une valorisation ferme qui apparaît et qu’on peut considérer rétrospectivement comme ironique en se demandant alors quelle a été la cible de cette ironie.

La fière Devise FORTIUS ALTIUS CITIUS qui orne les portiques monumentaux à l’entrée des villages, les stades magnifiques aux cendrées soigneusem*nt entretenues les gigantesques journaux muraux publiant à toute heure [...] les résultats des compétitions [..] tels sont quelques-uns des premiers spectacles qui s’offriront au nouvel arrivant. Ils lui apprendront, dans l’émerveillement et dans l’enthousiasme (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette ivresse que donne la victoire? ) que la vie ici est faite pour la plus grande Gloire du Corps. Et l’on verra plus tard comment cette vocation athlétique détermine la vie de la cité [... ] (p. 92).

Ce qui constitue [...] un des traits les plus originaux de la société W, c’est non pas que les vaincus soient exclus de ces fêtes [où le régime de carence alimentaire imposé aux Athlètes cesse ] - ce qui n’est que justice - mais qu’ils soient purement et simplement privés de repas du soir. Il va de soi, en effet, que si vainqueurs et vaincus recevaient tous deux de la nourriture le seul privilège des vainqueurs serait alors d’obtenir une nourriture de meilleur qualité [...]. Les Organisateurs, non sans raison, se sont dit que cela ne suffirait pas à donner aux athlètes la combativité nécessaire à des compétitions de haut niveau. Pour qu’un Athlète gagne, il faut d’abord qu’il le veuille (W: 121).

[...] plus les compétitions deviennent importantes, plus l’enjeu prend de poids [...] le triomphe réservé au vainqueur d’une Olympiade et plus particulièrement à celui qui aura gagné [...] le 100 m, aura peut-être comme conséquence la mort de celui qui sera arrivé le dernier[...]si un seul spectateur se lève et le désigne[...]il sera mis à mort; la foule tout entière le lapidera et son cadavre dépecé sera exposé pendant trois jours[...]accroché aux crocs de bouchers qui pendent aux portiques principaux, sous les cinq anneaux entrelacés, sous la fière devise de W - FORTIUS ALTIUS CITIUS - avant d’être jeté aux chiens.

De telles morts sont rares. Leur multiplication en rendrait l’effet presque nul (W:146).

61Comme en témoigne la progression de ces extraits, le système de W se révèle très proche de l’univers concentrationnaire. Le lecteur qui s’en avise n’échappe pas à un sentiment de culpabilité, non pas (seulement) d’une culpabilité historique liée à l’inhumain, mais d’une culpabilité de lecteur pris soit en défaut de compréhension, soit en flagrant délit de complaisance ou tout au moins d’aveuglement. Quel que soit le chapitre à partir duquel on commence à trouver la société W odieuse et criminelle, c’est toujours trop tard. Le phénomène de polyphonie qui, donnant ironiquement voix à l’imposture pourrait rendre compte du travestissem*nt des valeurs de la société W (et de l’idéologie nazie) et, mettant le lecteur à l’épreuve, en fait le découvreur de l’horreur, ne perd pas son efficacité d’avoir été repéré.

62La dernière acception d’incorporation évoquée par Maingueneau qui concerne l’appartenance à une communauté se pose avec acuité pour la série fictionnelle. Le narrateur, mais c’est dans la première partie, se déclare «témoin et non acteur». Y-a-t-il place pour des témoins ou des observateurs - narrateur et lecteur - dans l’île W où la perversité du système vise à faire des victimes mêmes les bourreaux de leurs compagnons,31 et où le public participe pleinement à l’entreprise monstrueuse? Assigné à une place intenable, le lecteur fait l’expérience inquiétante de cette incorporation impossible.

63Mais la série fictionnelle ne constitue pas la totalité de W ou le souvenir d’enfance. Le texte est double et s’il n’offre pas de place «habitable»32 au lecteur, c’est dans l’espace de ce dédoublement, un mouvement qu’il lui propose, une activité exigeante, un travail de sens fascinant: la recherche d’une «fragile intersection».

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